Château de cartes

06/05/2014 12:17

Le Directeur avait terminé sa courte allocution et pria ses invités de se rendre dans le salon d’accueil où les attendait une collation. Il insista sur l’occasion qui leur était donnée d’être réunis aussi nombreux, et avec des fonctions aussi diverses, pour avoir des discussions informelles et néanmoins constructives sur le film et les réflexions qu’il ne manquait pas d’engendrer. Il tenait à la disposition de ceux d’entre eux qui n’en avaient pas, des méga-mémos vierges – petit modèle – pour les prises de notes.

 

— Noribert, nous allons faire ceci : nous allons aller chacun de notre côté, au gré des rencontres et des questions, mais dès que l’un de nous est en difficulté, il prévient l’autre par son pendentif. D’accord ?

Un clin d’œil complice lui répondit. Ils entrèrent dans le salon, déjà bousculés par les éternels assoiffés.

 

— Et la faune, et la flore, comment survécurent-elles, à votre avis ? La question venait de se glisser au-dessus de l’épaule de Janice qui se retourna sur un jeune homme souriant. Celui-ci se présenta :

— Bonjour, je m’appelle Jokkaï (il prononçait « yokéi ») Darmandor, je suis professeur à l’université de mathématique. Ne seriez-vous pas Janice Espéïri ? On parle beaucoup de vous et comme vous semblez être la seule femme ici présente, je veux dire la seule femme fonctionnaire du Centre – il montrait du doigt le pendentif de la jeune femme – je me trompe ?

— Gagné, Monami Jokkaï. La mathématique s’intéresserait-elle aussi aux petites fleurs et aux petits oiseaux ?

— La mathématique, certes non ! Ce n’est là qu’une curiosité personnelle. J’ai pu avoir une invitation par un collègue qui doit traîner près du bar. Me permettez-vous d’engager la conversation avec vous, Monami Janice ? Sur un sourire approbateur de celle-ci, il poursuivit :

— Ma question qui était, je l’avoue, une manière de vous aborder n’en est pas moins une interrogation réelle. Je me la suis posée à la fin du film. Je trouve celui-ci un peu incomplet ; ne prenant en compte que l’aspect humain, il laisse un arrière-goût de frustration. Avez-vous une réponse, si je puis me permettre sans vouloir vous mettre dans l’embarras pour le cas où il y aurait quelque secret ?

Le ton malicieux de sa dernière phrase fit sourire Janice. Jokkaï voulait sûrement profiter de cette réunion pour se faire le porte-parole des enseignants, qui comme les étudiants, ainsi qu’une bonne partie de la population, commençait à douter de la transparence des recherches faites dans le Centre. Elle fit mine de ne pas l’avoir remarqué, la polémique ne manquera certainement pas de jaillir bientôt ici ou là dans cette assemblée.

— C’est-à-dire, j’ai lu pas mal d’ouvrages sur la catastrophe, et j’ai pu me faire une idée. Je vous la livre comme je la conçois, mais ne la prenez pas comme thèse officielle. Je ne suis tout de même pas dans le secret des dieux. À mon avis, le film est un peu brutal, je l’ai ressenti en tout cas comme tel. La population qui ne s’était pas réfugiée dans l’Antarctique n’a pas péri en totalité – le film le dit effectivement – il restait de nombreuses colonies en tous les points du globe qui furent épargnés par la pollution ou la destruction. Dans ces endroits, les survivants ont su préserver leur biotope avec plus ou moins de bonheur. C’est ainsi, à mon avis, que survécurent de nombreuses espèces animales et végétales. C’est aussi la raison essentielle de la perpétuation de l’humanité, car je vous l’avoue, je prends la thèse défendue dans le film plutôt comme un mythe.

Janice prit conscience à cet instant qu’elle trahissait la doctrine instituée officiellement par les pouvoirs publics. Elle avait toujours été choquée par cette attitude qui consiste à arranger l’histoire pour « le bien de la population » et elle se sentait maintenant le courage de parler de ses propres convictions. De plus, l’attitude de son interlocuteur la mettait en confiance.

— Dites-moi, Monami Janice, n’est-ce pas un discours légèrement subversif ? remarqua Jokkaï.

— Et je crois que Monami le Directeur appréciera ! fit une voix aigre dans son dos. Elle ne se retourna pas, elle avait très bien reconnu ce flagorneur de Djutha. Elle ne l’aimait guère, et n’était pas la seule. Elle en sera quitte pour un sermon dans le bureau de son chef. Elle haussa les épaules et prit un air désolé devant le sourire apaisant de Jokkaï.

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